http://ed483.univ-lyon2.fr/fr/appel-a-communication-pour-la-2eme-journee-d-etude-des-doctorants-du-cessma-740650.kjsp
Avant toute chose, je voudrais
remercier les organisateurs de cette journée d’études pour l’invitation. Pour
moi, participer à cet évènement tombait sous le sens compte tenu de
l’importance de l’interdisciplinarité - ou pluridisciplinarité, terme d’ailleurs
que je préfère - pour mon sujet d’études. Parler de « processus de politisation »
est une question éminemment complexe qui peut être abordé de différentes façons
comme j’ai pu le constater à Anvers pour un colloque sur les Subaltern political knowledges.
Dans un premier temps, contextualiser
mon sujet vous permettra, je pense, de saisir l’état de mes sources et de
mesurer l’ampleur des problèmes que cela pose. Dans un deuxième temps, nous
aborderons frontalement les questions méthodologiques car l’interdisciplinarité
selon moi est une pratique, une « discipline » au sens de l’exigence
d’ aller chercher des concepts et des méthodes de travail là où ils se trouvent,
qu’elle qu’en soit la « discipline » académique.
Le Cameroun est d’une grande diversité
ethnique et culturelle avec des ensembles précoloniaux très divers :
sociétés segmentaires et acéphales dans le centre et le sud, micro-Etat
administré chez les Bamouns, chefferies très structurées politiquement dans le
bamiléké, élites côtières instruites, Lamidats islamisés dans la moitié nord du pays. Après avoir été un protectorat allemand,
le Cameroun été placé sous mandat international sous l’égide de la SDN puis de
l’ONU. Dès lors, le territoire a été administré par les Anglais dans sa partie
occidentale et par les Français dans sa partie orientale, la plus importante. A
cause de ce statut international, le Cameroun a fait l’objet d’une intense concurrence
missionnaire, catholique et protestante : Missions anglaises, allemandes,
américaine et françaises. Avec une conséquence immédiate et décisive dans le
développement précoce du mouvement nationaliste : le taux
d’alphabétisation dans le sud était le plus élevé de l’Afrique subsaharienne
francophone.
De cette multiplicité des centres
de décision, vous comprendrez aisément que l’état des sources disponibles présente
une grande diversité - une chance pour croiser les regards ! - mais cela reste très fragmenté et éclaté
géographiquement. Un vrai défi pour la collecte.
D’autre part, le moins qu’on puisse
dire est que l’historiographie sur la décolonisation au Cameroun – à de rares
exceptions - reste encore aujourd’hui très polarisée, avec d’une part l’ébauche
d’un roman national camerounais qui minore singulièrement le rôle tenu par le
mouvement nationaliste – voire même le déni de la guerre néocoloniale qui
s’ensuivit à l’orée de l’Indépendance. Déni qui du reste est aussi présent du côté
français. Enfin et par contre coup, nous avons assisté dans les années 2000 à
l’émergence d’une contre-histoire qui glorifiait le rôle tenu par les
nationalistes, au mépris souvent de la complexité des situations. A côté, il existe bien des contributions
scientifiques de qualité mais souvent très limités dans leur champ d’études.
Dans sa dimension politique et historique, cette historiographie reste pauvre.
Or de nombreuses études ont
montré la complexité du politique en Afrique et ailleurs. Ici au CESSMA, vous
le savez mieux qu’ailleurs. S‘intéresser à l’ensemble des pratiques sociales,
dont le politique n'est au fond qu'une requalification selon Lagroye, implique donc
une approche pluridisciplinaire : contributions en histoire sociale,
urbaine, économique, militaire, religieuse, en sociologie politique, en anthropologie
et en science politique.
Enfin, il n’est pas trop besoin,
je pense, d’insister sur l’état lacunaire de mes sources : c’est notre lot
à tous. Mais je me dois de pointer du doigt l’état lamentable des archives
nationales camerounaises ainsi que les lourdes contraintes personnelles qui
m’ont poussé à prendre des options méthodologiques radicales. Je vais vous les décrire maintenant en
essayant de montrer comment elles peuvent tenir compte – de façon toujours très
imparfaite - de cette exigence pluridisciplinaire.
En premier lieu, je digitalise
tout : archives orales et écrites, primaires ou secondaires, ce qui offre
l’immense avantage de travailler en tout lieu avec mon PC.
En second lieu, cette approche
pluridisciplinaire se reflète dans la bibliographie. Je vous l’ai dit, les
livres d’histoire de qualité sur le Cameroun sont rares. Mais beaucoup
d’anthropologues et de politistes se sont intéressés au Cameroun. J’utilise Zotéro,
pas seulement comme un outil de référencement mais comme un moyen de planifier
intelligemment mon travail. En essayant de préserver la notion de plaisir !
Pour cela, j’ai donné un statut à tous les documents que j’utilise : il y
a d’abord ceux que je recherche, puis ceux qui sont à ma disposition et qui
n’ont pas encore été traités. J’applique alors à ces deux catégories un ordre
de priorité. Enfin il y a ceux qui ont été traités : j’indique alors le type
de lecture (intégrale, partielle, recherche ponctuelle) et le type de
traitement appliqué : simple annotation, le tagging et stockage dans la
base de données. Voyons cela dans le détail.
Je passe rapidement sur le tagging. J’utilise
la cartographie mentale Thebrain comme un bloc note amélioré qui me permet de
lier entre elles toutes les idées, concepts, pratiques sociales qui sont
investiguées. Chaque idée correspond à un tag qui permet d’accéder rapidement
aux notes correspondantes, aux références utilisées et surtout aux pièces
d’archives. En quelques clics, on est au plus près de la source. Cet outil
puissant m’a été fort utile pour gérer la complexité du projet de mon mémoire
de master.
Mais pour la thèse ça ne
suffisait pas. Comment recoller les pièces éparses d’une histoire
morcelée pour en retisser la trame sociale ? Comment rendre compte de
la complexité du théâtre politique dans sa chronologie à travers l’ensemble des parcours individuels et des pratiques
sociales observées? Comment mettre en évidence la profonde ambivalence des
acteurs politiques, les effets d’appartenance multiple, l’imbrication des réseaux
formels et informels, la plasticité des identités, les effets de circulation
ainsi que la multiscalarité des relations ?
C’est alors que je suis tourné
vers Jean Pierre Dedieu un historien moderniste concepteur de la base Fichoz. Fichoz
est un système qui fonctionne sous Filemaker et qui permet le stockage de
données pour l’histoire sociale. Ici, l’histoire sociale doit être comprise
dans son acception la plus large : toute information qui se réfère ou
traite d’interactions entre individus, collectifs et objets culturels
(artefacts). L’individu acteur ne peut se concevoir que globalement. L’homo politicus ne peut être séparé des
identités ethnique, sociale, religieuse, économique et familiale qui le
constituent. Les approches plurielles permettent de mieux appréhender cette
complexité. Nous avons une concaténation de rôles sociaux certes distincts,
mais où dans chacun d'eux l’individu assume simultanément tous les autres, ce
qui nous oblige à rassembler des données sur son action dans chacun de ces
domaines avant d'opiner. Comment procéder ? (Cette partie reprend des extraits de mon
billet « About Fichoz a relationnal database » - du coup c’est en
français - elle-même objet d’une
communication sous forme de poster scientifique pour le colloque de Bournemouth
The connected past : the future of past networks)
La première étape, assez
fastidieuse mais toujours passionante, est de transformer chaque source en
données c’est-à-dire atomiser l’information en action de façon à ce qu’elle
soit compréhensible en elle-même. Une action recouvre donc cinq dimensions :
qui ? (le sujet), Quoi ? (le prédicat), Où ? Quand ? et de
façon très significative Avec qui ? ce qui impose de définir une classe de
relation.
Bien entendu, les références, les notes
contextuelles sont très importantes. L’exigence historique nécessite que toutes
les informations implicites soient préservées dans le mode de saisie. C’est
très important afin de recoller ensuite les pièces éparses, dans une approche
prosopographique par exemple. On ne catégorise pas à ce stade et c’est un point
important par rapport à d’autres bases de données type SQL. Avec un avantage
évident qui est la flexibilité : les requêtes se font en langage
naturel. On peut récupérer rapidement l’information sous n’importe quel angle
que l’on juge pertinent.
Nous avons à côté des actions,
des sous-systèmes comme celui qui permet le géo-référencement, les
regroupements ponctuels d’acteurs et le Diem qui rassemble des informations de
type encyclopédique sur les concepts, institutions et notions clés. Mais il y a
énormément de choses que je n’ai pas encore exploré.
La deuxième étape est l’augmentation
de la base (enhancement en anglais)
en appliquant à l’ensemble des actions un code explicite qui permet de lever
toute ambiguïté, tout l’implicite contenu dans une information accrochée à son
contexte d’énonciation. Dans cet exemple tous les chefs de canton ou de groupement
vont être codé CCISTA.
Le “on the way coding” est très
différent puisqu’il catégorise un ensemble d’actions, d’acteurs, de documents
et de lieux suivant des critères établies par l’historien lui-même. On peut
donc rassembler et mobiliser sous un même marqueur des ensembles complexes de
données. Ici nous avons labellisé un ensemble d’acteurs ayant été
fonctionnaires à Yaoundé avant la loi cadre Deferre.
Troisième étape : combiner
les données augmentées et interroger la base. Imaginons que nous voulons
repérer les chefs administratifs dans le Nyong et Sanaga qui émargent à la fois
à des groupes politiques prébendiers et clientélistes comme le BDC et qui
sympathise d’une manière ou d’une autre avec le mouvement nationaliste. Bref
nous voulons voir apparaitre les chefs Ewondo qui font preuve d’ambivalence
politique. Nous tapons dans notre requête : CCIS** comme permanent coding,
*UPC et *BDC comme on the way coding et nous obtenons ces trois noms.
Nous pouvons alors nous livrer à
une étude prosopographique en accédant directement aux notes biographiques ou à une analyse des
correspondances si l’échantillon est plus large. On peut alors faire apparaitre des
caractéristiques communes qui nous auraient échappé par une lecture plus
classique, plus linéaire des sources.
Enfin la quatrième étape consiste
à extraire des données et les exporter vers des logiciels divers afin de les exploiter
de différentes façons : SIG, Excel, Pajek ect… Dans l’exemple qui suit,
nous avons croisé les données de l’armée française, qui a cartographié dans le
bamiléké les actes de subversion avec les cartes d’implantation de la culture
du café exploités par les autochtones eux-mêmes. A minima, la carte suggère une
forte corrélation entre les zones de rébellion et la question foncière. Donc le
rapport aux chefferies locales qui avaient tout pouvoir dans la distribution
des terres.
Le codage m’a en outre amené à
référencer et à catégoriser tous les possibles facteurs de politisation tels
qu’ils apparaissent en vrac dans la base. L’apport d’une science politique est
ici essentiel mais a vite montré ses limites face aux données empiriques car
trop européocentré. Aussi, je n’ai pas hésité à modéliser les processus de
politisation en enrichissant un schéma classique de Perrineau et Mayer sur
l’offre et la demande politique, de façon à ce que ça colle avec ce que je peux
observer. Fondamentalement, le fil rouge de mon étude est l’ambivalence
politique. Pourquoi les comportements
politiques ne correspondent pas toujours au crédo politique ? Une
question au passage très actuelle.
Enquêtes ethnographiques, approches
prosopographiques, approches spatiales, sociologie des réseaux, sociologie
politique … Cette variété d’approches
méthodologiques peut enthousiasmer certains historiens et en décontenancer
d’autres comme j’ai pu le constater il y a quelques jours lors d’un colloque à
Anvers sur les subaltern political knowledge.
De plus ça prend beaucoup de temps, ça demande une formation solide – jamais
achevée et souvent très incomplète - et surtout beaucoup d’enthousiasme, chose
qui je pense nous réunit tous aujourd’hui. Merci de votre attention.
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