samedi 11 novembre 2017

L'interdisciplinarité au service d'un projet complexe

Transcription de ma communication pour la 2ème Journée d'Etude des doctorants du CESSMA sur l’interdisciplinarité : défis méthodologiques et enjeux de positionnement pour le jeune chercheur. 2ème axe : Quelles approches méthodologiques construire pour garantir une cohérence globale ? Du fait d’un cadre méthodologique à géométrie variable, le jeune chercheur gagné à l’interdisciplinarité procède de façon intuitive et expérimentale. Si l’emprunt à des « méthodes mixtes » peut s’avérer utile et même nécessaire, quels problèmes cela pose-t-il sur le terrain comme après les enquêtes ? Il s’agira en outre de discuter du rôle d’accompagnement de l’équipe encadrante pour orienter au mieux les choix méthodologiques des jeunes chercheurs.

 http://ed483.univ-lyon2.fr/fr/appel-a-communication-pour-la-2eme-journee-d-etude-des-doctorants-du-cessma-740650.kjsp

Avant toute chose, je voudrais remercier les organisateurs de cette journée d’études pour l’invitation. Pour moi, participer à cet évènement tombait sous le sens compte tenu de l’importance de l’interdisciplinarité - ou pluridisciplinarité, terme d’ailleurs que je préfère - pour mon sujet d’études.  Parler de « processus de politisation » est une question éminemment complexe qui peut être abordé de différentes façons comme j’ai pu le constater à Anvers pour un colloque sur les Subaltern political knowledges.
Dans un premier temps, contextualiser mon sujet vous permettra, je pense, de saisir l’état de mes sources et de mesurer l’ampleur des problèmes que cela pose. Dans un deuxième temps, nous aborderons frontalement les questions méthodologiques car l’interdisciplinarité selon moi est une pratique, une « discipline » au sens de l’exigence d’ aller chercher des concepts et des méthodes de travail là où ils se trouvent, qu’elle qu’en soit la « discipline » académique.

Le Cameroun est d’une grande diversité ethnique et culturelle avec des ensembles précoloniaux très divers : sociétés segmentaires et acéphales dans le centre et le sud, micro-Etat administré chez les Bamouns, chefferies très structurées politiquement dans le bamiléké, élites côtières instruites, Lamidats islamisés dans la moitié  nord du pays. Après avoir été un protectorat allemand, le Cameroun été placé sous mandat international sous l’égide de la SDN puis de l’ONU. Dès lors, le territoire a été administré par les Anglais dans sa partie occidentale et par les Français dans sa partie orientale, la plus importante. A cause de ce statut international, le Cameroun a fait l’objet d’une intense concurrence missionnaire, catholique et protestante : Missions anglaises, allemandes, américaine et françaises. Avec une conséquence immédiate et décisive dans le développement précoce du mouvement nationaliste : le taux d’alphabétisation dans le sud était le plus élevé de l’Afrique subsaharienne francophone.
De cette multiplicité des centres de décision, vous comprendrez aisément que l’état des sources disponibles présente une grande diversité - une chance pour croiser les regards ! -  mais cela reste très fragmenté et éclaté géographiquement. Un vrai défi pour la collecte.

D’autre part, le moins qu’on puisse dire est que l’historiographie sur la décolonisation au Cameroun – à de rares exceptions - reste encore aujourd’hui très polarisée, avec d’une part l’ébauche d’un roman national camerounais qui minore singulièrement le rôle tenu par le mouvement nationaliste – voire même le déni de la guerre néocoloniale qui s’ensuivit à l’orée de l’Indépendance. Déni qui du reste est aussi présent du côté français. Enfin et par contre coup, nous avons assisté dans les années 2000 à l’émergence d’une contre-histoire qui glorifiait le rôle tenu par les nationalistes, au mépris souvent de la complexité des situations.  A côté, il existe bien des contributions scientifiques de qualité mais souvent très limités dans leur champ d’études. Dans sa dimension politique et historique, cette historiographie reste pauvre.
Or de nombreuses études ont montré la complexité du politique en Afrique et ailleurs. Ici au CESSMA, vous le savez mieux qu’ailleurs. S‘intéresser à l’ensemble des pratiques sociales, dont le politique n'est au fond qu'une requalification selon Lagroye, implique donc une approche pluridisciplinaire : contributions en histoire sociale, urbaine, économique, militaire, religieuse, en sociologie politique, en anthropologie et en science politique.
Enfin, il n’est pas trop besoin, je pense, d’insister sur l’état lacunaire de mes sources : c’est notre lot à tous. Mais je me dois de pointer du doigt l’état lamentable des archives nationales camerounaises ainsi que les lourdes contraintes personnelles qui m’ont poussé à prendre des options méthodologiques radicales.  Je vais vous les décrire maintenant en essayant de montrer comment elles peuvent tenir compte – de façon toujours très imparfaite - de cette exigence pluridisciplinaire.

En premier lieu, je digitalise tout : archives orales et écrites, primaires ou secondaires, ce qui offre l’immense avantage de travailler en tout lieu avec mon PC.
En second lieu, cette approche pluridisciplinaire se reflète dans la bibliographie. Je vous l’ai dit, les livres d’histoire de qualité sur le Cameroun sont rares. Mais beaucoup d’anthropologues et de politistes se sont intéressés au Cameroun. J’utilise Zotéro, pas seulement comme un outil de référencement mais comme un moyen de planifier intelligemment mon travail. En essayant de préserver la notion de plaisir ! Pour cela, j’ai donné un statut à tous les documents que j’utilise : il y a d’abord ceux que je recherche, puis ceux qui sont à ma disposition et qui n’ont pas encore été traités. J’applique alors à ces deux catégories un ordre de priorité. Enfin il y a ceux qui ont été traités : j’indique alors le type de lecture (intégrale, partielle, recherche ponctuelle) et le type de traitement appliqué : simple annotation, le tagging et stockage dans la base de données. Voyons cela dans le détail.

 Je passe rapidement sur le tagging. J’utilise la cartographie mentale Thebrain comme un bloc note amélioré qui me permet de lier entre elles toutes les idées, concepts, pratiques sociales qui sont investiguées. Chaque idée correspond à un tag qui permet d’accéder rapidement aux notes correspondantes, aux références utilisées et surtout aux pièces d’archives. En quelques clics, on est au plus près de la source. Cet outil puissant m’a été fort utile pour gérer la complexité du projet de mon mémoire de master.

Mais pour la thèse ça ne suffisait pas. Comment recoller les pièces éparses d’une histoire morcelée pour en retisser la trame sociale ? Comment rendre compte de la complexité du théâtre politique dans sa chronologie à travers l’ensemble des parcours individuels et des pratiques sociales observées? Comment mettre en évidence la profonde ambivalence des acteurs politiques, les effets d’appartenance multiple, l’imbrication des réseaux formels et informels, la plasticité des identités, les effets de circulation ainsi que la multiscalarité des relations ?
C’est alors que je suis tourné vers Jean Pierre Dedieu un historien moderniste concepteur de la base Fichoz. Fichoz est un système qui fonctionne sous Filemaker et qui permet le stockage de données pour l’histoire sociale. Ici, l’histoire sociale doit être comprise dans son acception la plus large : toute information qui se réfère ou traite d’interactions entre individus, collectifs et objets culturels (artefacts). L’individu acteur ne peut se concevoir que globalement. L’homo politicus ne peut être séparé des identités ethnique, sociale, religieuse, économique et familiale qui le constituent. Les approches plurielles permettent de mieux appréhender cette complexité. Nous avons une concaténation de rôles sociaux certes distincts, mais où dans chacun d'eux l’individu assume simultanément tous les autres, ce qui nous oblige à rassembler des données sur son action dans chacun de ces domaines avant d'opiner. Comment procéder ?   (Cette partie reprend des extraits de mon billet « About Fichoz a relationnal database » - du coup c’est en français -  elle-même objet d’une communication sous forme de poster scientifique pour le colloque de Bournemouth The connected past :  the future of past networks)

La première étape, assez fastidieuse mais toujours passionante, est de transformer chaque source en données c’est-à-dire atomiser l’information en action de façon à ce qu’elle soit compréhensible en elle-même. Une action recouvre donc cinq dimensions : qui ? (le sujet), Quoi ? (le prédicat), Où ? Quand ? et de façon très significative Avec qui ? ce qui impose de définir une classe de relation.
 Bien entendu, les références, les notes contextuelles sont très importantes. L’exigence historique nécessite que toutes les informations implicites soient préservées dans le mode de saisie. C’est très important afin de recoller ensuite les pièces éparses, dans une approche prosopographique par exemple. On ne catégorise pas à ce stade et c’est un point important par rapport à d’autres bases de données type SQL. Avec un avantage évident qui est la flexibilité : les requêtes se font en langage naturel. On peut récupérer rapidement l’information sous n’importe quel angle que l’on juge pertinent.
Nous avons à côté des actions, des sous-systèmes comme celui qui permet le géo-référencement, les regroupements ponctuels d’acteurs et le Diem qui rassemble des informations de type encyclopédique sur les concepts, institutions et notions clés. Mais il y a énormément de choses que je n’ai pas encore exploré.

La deuxième étape est l’augmentation de la base (enhancement en anglais) en appliquant à l’ensemble des actions un code explicite qui permet de lever toute ambiguïté, tout l’implicite contenu dans une information accrochée à son contexte d’énonciation. Dans cet exemple tous les chefs de canton ou de groupement vont être codé CCISTA.
Le “on the way coding” est très différent puisqu’il catégorise un ensemble d’actions, d’acteurs, de documents et de lieux suivant des critères établies par l’historien lui-même. On peut donc rassembler et mobiliser sous un même marqueur des ensembles complexes de données. Ici nous avons labellisé un ensemble d’acteurs ayant été fonctionnaires à Yaoundé avant la loi cadre Deferre.

Troisième étape : combiner les données augmentées et interroger la base. Imaginons que nous voulons repérer les chefs administratifs dans le Nyong et Sanaga qui émargent à la fois à des groupes politiques prébendiers et clientélistes comme le BDC et qui sympathise d’une manière ou d’une autre avec le mouvement nationaliste. Bref nous voulons voir apparaitre les chefs Ewondo qui font preuve d’ambivalence politique. Nous tapons dans notre requête : CCIS** comme permanent coding, *UPC et *BDC comme on the way coding et nous obtenons ces trois noms.  
Nous pouvons alors nous livrer à une étude prosopographique en accédant directement  aux notes biographiques ou à une analyse des correspondances si l’échantillon est plus large.  On peut alors faire apparaitre des caractéristiques communes qui nous auraient échappé par une lecture plus classique, plus linéaire des sources.

Enfin la quatrième étape consiste à extraire des données et les exporter vers des logiciels divers afin de les exploiter de différentes façons : SIG, Excel, Pajek ect… Dans l’exemple qui suit, nous avons croisé les données de l’armée française, qui a cartographié dans le bamiléké les actes de subversion avec les cartes d’implantation de la culture du café exploités par les autochtones eux-mêmes. A minima, la carte suggère une forte corrélation entre les zones de rébellion et la question foncière. Donc le rapport aux chefferies locales qui avaient tout pouvoir dans la distribution des terres.

Le codage m’a en outre amené à référencer et à catégoriser tous les possibles facteurs de politisation tels qu’ils apparaissent en vrac dans la base. L’apport d’une science politique est ici essentiel mais a vite montré ses limites face aux données empiriques car trop européocentré. Aussi, je n’ai pas hésité à modéliser les processus de politisation en enrichissant un schéma classique de Perrineau et Mayer sur l’offre et la demande politique, de façon à ce que ça colle avec ce que je peux observer. Fondamentalement, le fil rouge de mon étude est l’ambivalence politique. Pourquoi les comportements  politiques ne correspondent pas toujours au crédo politique ? Une question au passage très actuelle. 

 Enquêtes ethnographiques, approches prosopographiques, approches spatiales, sociologie des réseaux, sociologie politique …  Cette variété d’approches méthodologiques peut enthousiasmer certains historiens et en décontenancer d’autres comme j’ai pu le constater il y a quelques jours lors d’un colloque à Anvers sur les subaltern political knowledge.   De plus ça prend beaucoup de temps, ça demande une formation solide – jamais achevée et  souvent très incomplète  - et surtout beaucoup d’enthousiasme, chose qui je pense nous réunit tous aujourd’hui. Merci de votre attention.
 

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