Recherches actuelles




Projet de recherche actuel (LARHRA, Lyon 2, Yaoundé I)


Les processus de politisation au Cameroun: hommes et réseaux (1944-1962)

Le projet de recherche tel qu’il s’annonce dans l’énoncé du titre est ambitieux. C’est ce qui le rend passionnant mais aussi complexe dans sa conception. Il est le prolongement d’un mémoire de recherche de M2 en histoire contemporaine intitulé Les processus de politisation à Yaoundé à travers ses réseaux. 1944-1962. Quelle circulation de la parole politique dans un contexte de lutte nationaliste?[1].  

Problématique 

L’histoire de la décolonisation au Cameroun, à l’interface de la guerre d’Indochine et de la guerre d’Algérie, constitue un cas spécifique en Afrique subsaharienne francophone dans ses modalités de lutte arrimées à différents répertoires symboliques. France, Allemagne, Grande Bretagne, Etats-Unis, SDN, ONU, Panafricanisme, concurrence missionnaire: la multiplicité des centres de décision ouvrit considérablement le champ des possibles dans une société coloniale profondément ébranlée par la seconde guerre mondiale. Chaque terroir avait certes ses logiques propres, mais l’Union des populations du Cameroun (UPC), vecteur essentiel de l’aspiration à l’émancipation dès sa création en 1948, fut un des rares mouvements en Afrique francophone à bénéficier d’une large assise populaire bien au-delà de sa zone d’influence initiale. Cependant l’étendue et la variété de ses réseaux, les conditions et les modalités de son activisme politique réticulaire et in fine de son échec, n’ont jamais à ce jour été questionnées sous un angle configurationnel, c’est-à-dire en interaction constante avec les forces politiques concurrentes, en partie soutenues par la France. Comment rendre compte des processus de politisation à travers une multiplicité de terroirs très différenciés, une scène politique verrouillée et un contexte international porteur de promesses (l’ONU) mais aussi de menaces (guerre froide) ? La conférence de Brazzaville (1944), les réformes institutionnelles qui ont suivi et la déferlante syndicaliste, l’audition du leader nationaliste Rubben Um Nyobe à l’ONU en 1952, les émeutes de mai 1955 et le bannissement de l’UPC, l’application de la loi-cadre Deferre en 1957, l’insurrection armée dans les maquis et la terrible répression qui s’en suivit, l’assassinat de Rubben Um Nyobe en 1958 puis de Felix Moumié en 1960, et enfin le passage à l’indépendance en janvier 1960 sont autant d’évènements marquants qui reconfigurent le paysage politique. Mais cette trame évènementielle et le simple examen du contentieux colonial[2] ne suffisent pas à rendre compte des effets de circulation d’une pensée politique originale dans l’espace colonial francophone.
L’historiographie du Cameroun reste encore aujourd’hui très fragmentée et souvent polarisée. D’une part, tout un corpus minimise plus ou moins le rôle du mouvement nationaliste et de l’insurrection armée et ne parvient pas à se détacher des archives administratives. D’autre part, une contre-histoire, que nous pouvons qualifier de « post-nationaliste », épouse plus largement le point de l’UPC mais peine souvent à rendre compte de la complexité des interactions et des positionnements équivoques des acteurs. Dans la continuité des travaux entrepris par Achille Mbembé en pays bassa[3], comment reconstruire une histoire globale du fait politique au Cameroun tout en préservant une densité de propos c’est-à-dire en restant au plus près des acteurs et de leur subjectivité? Du très local à l’international, mon étude s’attache à relier le microsocial et le macrosocial, le haut et le bas de la société, l’urbain et le rural  dans l’esprit des connected histories. Il manque singulièrement d’études de type prosopographique mettant en exergue la richesse des interactions entre les acteurs individuels et collectifs. Certes la matière pour les construire existe mais la fragmentation des sources pose le problème de leur collecte et de leur exploitation.
Il s’agit de définir in fine à travers l’ensemble des parcours individuels et des pratiques sociales observées, des « modes » de politisation restitués dans leur diachronie et leur chevauchement. Ces modes de politisation s’appuient classiquement sur un lourd contentieux colonial et de façon déterminante sur le statut international du Cameroun. Ils trouvent aussi leur source dans l’affaiblissement des structures de pouvoir traditionnelles (chefferies), significativement en pays bassa et bamiléké foyers des luttes armées, mais aussi dans l’émergence de nouveaux idiomes politiques à travers une intense course à l’hégémonie qui mènera au parti unique et à une longue période de glaciation politique dont le pays n’est d’ailleurs toujours pas sorti aujourd’hui. Ils passent également par le filtre de différents antagonismes qui tendent à polariser la stratification sociale et à focaliser le langage politique: antagonisme de classe (élites anciennes et nouvelles), de générations (ainés et cadets), antagonisme géopolitique (espaces christianisé du sud et islamisé du nord, régions côtières et hinterland, espaces francophone et anglophone) et antagonisme de genre.
En dernière analyse, mon étude montre que le message upéciste autour de l’indépendance et la réunification des deux Cameroun agissait souvent comme un mantra et fut porteur d’un espoir d’une  « renaissance » de l’esprit, une entreprise de «guérison des corps et des âmes » termes souvent non dissociés en langage autochtone. A tout le moins, il fonda la légitimité de dire « non » au colonisateur en utilisant des énoncés empruntant à des registres divers comprenant le droit international et les idéaux universalistes portés par la charte des nations unies, la lutte des classes, la course au savoir, les théologies chrétiennes de la libération, les anciens systèmes de domination à reconstruire (chefferies), les mythes fondateurs et les mondes de la nuit et de l’invisible. Le mouvement nationaliste fut cependant une réelle force de proposition dépassant la simple résistance à l’ordre établi (le colonialisme) et les cadres idéologiques dans lesquelles les Français voulaient délibérément l’enfermer (le communisme). Le programme politique upéciste ne fut jamais anti-français et ni même anticapitaliste. Pour les nationalistes, il s’agissait de se poser en égaux face aux puissances tutélaires et de légiférer sur eux-mêmes en fonction de leurs intérêts propres et de leur propre agenda. Cela se fit par le recouvrement d’une autonomie de pensée et d’action, notamment par le truchement d’une vraie politique éducative autochtone. Ce projet de « conquête des âmes » porté par l’UPC fut donc autant politique que spirituel. En revanche, l’émergence d’un nationalisme plus conforme aux attentes des Français et des élites camerounaises répondait à des préoccupations plus prosaïques. Très classiquement, le jeu politique s’articulait autour de l’allocation des ressources économiques et symboliques, nouvelles ou anciennes. C’est bien ce nationalisme paradoxal, puisque arrimée à une lecture tribaliste des comportements politiques, qui fut aux commandes au Cameroun dès 1957. Est-il besoin de rappeler que les façons de se politiser, en Afrique comme ailleurs, ne furent jamais univoques et puisaient dans différents registres culturels, fussent-ils contradictoires ?
Comment procéder ? La numérisation de toutes mes sources, leur profusion, m’ont poussé à penser le traitement de l’information d’une façon, je pense, originale.

Démarche

Il y a donc là un chantier d’investigation à investir pour montrer l’articulation des idiomes nouveaux et anciens et la capacité d’invention des acteurs dans la constitution de nouveaux langages politiques. Mais s‘intéresser à l’ensemble de ces pratiques sociales implique une approche pluridisciplinaire qui se retrouve amplement dans la bibliographie présentée. Elle rassemble des contributions en  histoire sociale, urbaine, économique, militaire, religieuse, sociologie des réseaux, géographie, anthropologie, science politique. Cela procède de la nécessité d’articuler différentes approches au plus près de la problématique et de contourner les limites propres à chacune. Cette pluridisciplinarité, déjà clairement assumée dans la conception du mémoire de M2, s’est révélée féconde et répond aux exigences de la recherche actuelle. 
Les sources ont d’abord été d’origine missionnaire. Elles constituent un contrepoint indispensable face aux archives de l’administration coloniale. Citons pour les protestants, le DEFAP (Paris), pour les catholiques les OPM (Lyon) et les archives des pères spiritains (Chevilly-Larue). Nous avons ensuite les archives militaires (SHAT à Vincennes), qui au travers des notes de renseignements de 1957 à 1962, fournissent une mine d’informations non seulement sur l’état de la rébellion et du dispositif répressif, mais aussi sur la société civile. Les meilleures cartes s’y trouvent[4]. Les archives nationales de Yaoundé (ANY) constituent cependant mon fonds principal. Je me suis intéressé tout particulièrement aux séries AC (Affaires culturelles) et APA (Affaires politiques et administratives).
Trois voyages d’études ont déjà été entrepris sur le terrain au Cameroun en février 2012 et novembre 2012 et juillet-aout 2015. Je dispose à Yaoundé d’un solide réseau de connaissances (ma belle famille est camerounaise) et l’appui de nombreuses expertises locales notamment à l’université de Yaoundé 1 et l’ENS de Yaoundé où une cotutelle est envisagée. Hormis la collecte des archives écrites, la priorité était les entretiens avec les acteurs et témoins de l’époque. Grâce à 28 entretiens, aujourd’hui je dispose de plus de 70h d’enregistrement. Les 23 témoins offrent une grande diversité de parcours.
Le vaste corpus de sources est donc choisi afin de pouvoir croiser les regards. Le champ social couvert est ample puisque l’ensemble des forces politiques est pris en compte : syndicats, cercle d’études, partis politiques, mouvances politiques françaises et panafricaines, associations régionales, associations de jeunes, d’étudiants et de femmes, missions religieuses catholiques et protestantes, confréries islamiques ect… A cela se rajoute toute une nébuleuse d’associations n’ayant pas de but politique affichée comme les réseaux de village et claniques, les associations sportives et culturelles, les lieux de sociabilité,  mais dont les discours politiques circulaient sous le manteau. La problématique m’amène donc à une acception large du réseau et du fait politique.
Je dispose aujourd’hui de plus de 9000 pages d’archives numérisées, taguées et classées, et d’une vaste documentation secondaire comportant plusieurs centaines de références. Cette profusion n’est pas un obstacle. Un système de statuts donné aux documents dans Zotéro, logiciel de gestion bibliographique, me permet de gérer efficacement la masse des matériaux en fonction du traitement à y appliquer. Enfin, j’utilise de façon tout à fait innovante un logiciel de cartographie mentale the Brain qui gère l’exploitation des sources et la gestion des notes mais aussi la mise en lien des idées entre elles. 700 idées y sont recensées et constituent autant de tags qui permettent d’afficher les documents idoines en quelques clics. Cet outil a fait ses preuves en M2 et permet de déplacer facilement le regard sans se perdre et de maitriser un projet ample et  complexe. Mais il est inadapté pour traiter des réseaux de façon fine.
 L’ancrage multi-scalaire des différents réseaux politiques camerounais exige donc une prise en compte des effets d’échelle pour appréhender ses effets de circulation. Les processus politiques doivent être saisis non pas seulement dans leur dimension strictement nationale et mais aussi à travers ses multiples connexions internationales et locales qui furent nettement privilégiées pendant la période de l’UPC en exil et sous maquis. Cependant, traiter des réseaux, par définition extensifs, impose de choisir un centre de gravité qui ne pouvait être qu’urbain et le choix de Yaoundé comme ancrage local correspond aussi à une lacune historiographique. Cette approche du politique par les acteurs, individus et collectifs, est rendue opérante par la constitution d’une vaste base de données choisie précisément pour mettre en évidence les effets de circulation, les pratiques sociales et les interactions[5]. C’est une approche tout à fait inédite pour l’Afrique francophone à ma connaissance.  La base référence aujourd’hui à peu près 19 000 lignes d’actions et 4700 acteurs. Son exploitation, souple et puissante, devrait permettre de valider une grande variété d’hypothèses sur les pratiques sociales, les effets d’appartenance multiple, l’imbrication des réseaux formels et informels, la plasticité des identités ainsi que la multiscalarité des relations, donnant ainsi du liant entre la petite et la grande histoire.
Ce projet, fruit de nombreuses collaborations en France et au Cameroun[6], est déjà très avancé. Travaillant à temps plein comme professeur des écoles, les trois années à venir vont être pleinement consacrées à l’exploitation de la base, dont j’ai clôturé la saisie, et la rédaction de la thèse. 
 


[1] Mémoire sous la direction de Claude Prudhomme, soutenu à l'Université de Lyon 2 par Oissila Saaidia en juin 2013 et récompensé par la note de 18/20.
[2] Joseph Richard A, Le mouvement nationaliste au Cameroun: les origines sociales de l’UPC, Paris, Karthala, 1986 reste un des ouvrages de référence
[3] La naissance du maquis dans le sud Cameroun 1920-1960 Histoire de l’usage de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996 (hommes et sociétés).  
[4] Un des chantiers annexe à la base de données est la cartographie (Projet GIS). Le réseau a aussi une dimension physique, spatiale, c’est-à-dire des espaces de circulation et d’échange: économique et symbolique.
[5] Je me forme auprès du Professeur J.P. Dedieu qui officie à l’ENS Lyon, et qui est un des  concepteurs de la base de données que j’utilise. Le système Fichoz a donné lieu à une dizaine de programmes internationaux, une centaine de publications et permet un enrichissement considérable des perspectives de recherche. Je peux présenter les  résultats ad. hoc. sous forme de tableaux, graphiques, notes biographiques, schémas, analyse de réseaux.
[6] Pendant trois ans, j’ai travaillé sous la direction officieuse d’Odile Goerg  (Paris 7, CESSMA) avant de me relocaliser sur Lyon en passant sous la direction d’Oissila Saaidia.




The ways to politics in Cameroon: men and networks (1944-1962)

            The epic nationalist struggle led by the Union des populations du Cameroun (UPC) in Cameroon stands as one of the most striking and publicly ignored examples of anti-colonialism in African tropical French colonies. The historiography of decolonization in Cameroon is particularly fragmented and polarized. Consequently, the endeavor has failed, with very few exceptions[1], to go beyond the classical oppositions of ethnicity/social classes, urban/rural, resistance/cooperation, youth/seniority and educated/non-educated people. While some scholars have unveiled the complexity of the ways to politics in contemporary Africa, Cameroon remains strikingly undocumented when it comes to shedding light on embedded social activities and ambivalent postures of various actors. By 1955, the pursuit of independence and reunification was prevalent. Undeniably, the riots in May, the banning of the UPC in July and the violent period of maquis that followed represent a significant caesura. Yet, the postcolonial state that emerged in 1960 stood far from the ideals led by the UPC. The cold war context and the repressive French engineery certainly offered causes for rebellion but stones remained unturned regarding local antagonisms and a profound and original quest for liberation. The goal of this study is to highlight cases of politicizing masses in an African colonial setting – not only amongst the elites – with a special effort on taking into account the mix of multiple cultural registers and reticular social activities.

In this respect, the project is clearly multi-disciplinary. Beyond the classic sleuthing of the institutional political scene, only fieldwork can shed light on informal social activities and settings which spawned dissidence and new political languages: local customs, symbolic representations, social hangouts, places of assembly, door to door palabres and so on. Through the examination of Cameroon and French documentary sources, and other published materials, and by conducting qualitative interviews with numerous participants, a large database was produced by this study. As a unique and privileged tool, it presents a thorough analysis of the relationships and interplay between a large spectrum of social actors (4800 individuals and 650 social groups are referred). An attempt was made to reveal a social and political geography in various terroirs with an unprecedented focus on Yaoundé and Nyong and Sanaga. Admittedly, populations of central Cameroon were favorably disposed towards colonial order reflecting the relative prosperity brought by the cocoa plantations and the influence of catholic missions. To date, this conciliatory tropism has been unquestioned even though the capital was an active nationalist center from the beginning and showed cases of rebellion and rioting. The study then goes further by examining social networks while changing focal distances allowing us to embed microsocial realities into a macrosocial context. In detail, it seeks to demonstrate the multiple connections between urban and rural settings ranging from large scale networks (international institutions, syndicates, political parties and their satellites) to local institutions (churches and schools, chefferies, economic networks, regional associations…).



[1] Among them Mbembe Joseph-Achille, La naissance du maquis dans le sud Cameroun 1920-1960 Histoire de l’usage de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996 (hommes et sociétés).

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