S’il y a une ville au monde qui se prête bien à une approche spatiale dynamique c’est bien Los Angeles. Pour Jean Beaudrillard[1], l’Amérique vécue comme une utopie réalisée s’est conçu pour échapper à l’Histoire et donc à la culture. La cité des anges, plus que tout autre ville aux Etats-Unis se rapproche de cette brillante intuition[2]. Là bas l’histoire semble glisser sans poser son empreinte, le vieux s’efface devant le neuf sans cette sédimentation qui fait le charme des villes « chargées d’histoire ». Cette spécificité en fait à la fois une ville à part mais aussi dans l’esprit de conquête proprement américain la plus américaine des villes. L’immensité monstrueuse de la ville où la périphérie est le centre apparait proprement comme effrayant et ce n’est pas un hasard si j’ai toujours zappé L.A lors de mes séjours en Californie, car là-bas nul salut sans voiture individuelle à l’inverse d’une ville comme San Francisco nettement plus européenne et accueillante au globe trotter. Cette horizontalité démesurée en fait une ville où la circulation est un fait social majeur et c’est bien sous cet angle que le site « Los Angeles and the Problem of Urban Historical Knowledge » au titre révélateur pourrait être pertinent. Pourtant, à ma grande surprise le réseau dense des highways n’apparait pas dans sa dimension diachronique sur le site. Or le réseau autoroutier structure l’ensemble et les freeways sont proprement les artères de la ville qui lui donnent vie. Sur ce plan, le site Hypercities me parait plus pertinent en ce qu’il permet, par son système de calques géoréférencés, de rendre compte de la densification et de l’extension du réseau routier au fil du temps. Bref en suivant Baudrillard qui pointait la vacuité circulatoire des freeways - « le cruising » , rouler sans but précis, est une pratique sociale courante en Californie - j’ai tendance à penser que cette ville plus que tout autre doit être penser en termes de flux alors que bien des villes européennes comme Rome et Paris, par la richesse de leur patrimoine préservé, sont « artérioclérotiques» et nécessitent ainsi une approche spatiale moins dynamique, plus « archéologique» car le neuf se superpose au vieux.
En revanche les “animated demographies” dans « Los Angeles and the Problem of Urban Historical Knowledge » sont extrêmement pertinentes et rendent compte brillamment de l’évolution sociale de la ville. Certes l’approche est ethniciste, c’est sa limite, mais croiser la répartition des minorités avec les « median house value » a un intérêt heuristique certain. C’est à l’évidence une piste à suivre pour les espaces urbains ségrégués des villes coloniales africaines même si dans ce domaine les données quantitatives manquent cruellement (il suffit de se reporter sur Johannesburg dans Hypercities pour s’en rendre compte). L’essai “Los Angeles and the Problem of Urban Historical Knowledge” par Philip J. Ethington insiste beaucoup sur le caractère postmoderne de la ville alors que Beaudrillard parlerait lui de “primitivité”. Mais cela ne revient-il pas au même ? « history itself is effaced by the "depthlessness" that characterizes a core condition of the "world space of multinational capital"–the ultimate source of ongoing exploitation and alienation ». La photographie, la cartographie, le modeling (sans oublier le cinéma, consubstantiel à la ville) vient pour ainsi dire se substituer au faible patrimoine archéologique et monumentaire pour restituer l’historicité de la cité des anges. C’est ce que “Los Angeles and the Problem of Urban Historical Knowledge” nous propose et on peut juste regretter qu’il n’y pas suffisamment de cartes animées pour rendre compte de l’extrême vitalité et plasticité de la ville.
Au fond la circulation effrénée des hommes le long des freeways dès les années 30 préfigure celle de l’information et des capitaux telle que nous la vivons aujourd’hui à l’aire numérique. L’effet paradoxal sur Los Angeles est que les « tuyaux » par lequel transitent les bits annihilent l’espace. Quand on peut acheter en ligne, à quoi bon arpenter des kilomètres de freeways embouteillés pour aller dans des centres commerciaux pourtant typiquement californiens? La Californie a en quelque sorte été le précurseur au cours des décennies passées des différentes façons de circuler aujourd’hui (freeways, internet) mais aussi de voyager (aérogares et industries de l’imaginaire).
En conclusion, ces deux sites nous rappellent opportunément qu’une approche spatiale doit prendre en compte les spécificités géographiques mais aussi historiques des villes. Par exemple les villes de San Francisco et de Los Angeles pourtant toute deux californiennes appellent un traitement particulier (dû entre autre au rapport centre-périphérie, au cadre naturel, à l’évolution sociale ect…).
[1] Baudrillard Jean, Amérique,
[s. l.], Le Livre de Poche, 1988. Certes l’approche du
sociologue reste assez poétique mais son approche est visionnaire et garde encore
toute sa pertinence. Le meilleur livre sur les Etats-Unis à mes yeux.
[2] Pour apprécier
la dimension « hors du temps » de la ville voir l’excellent film de Robert
Altman « short cuts » au titre évocateur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire