Allan Baker, géographe britannique, se propose de faire un état des lieux des relations entre histoire et géographie que l’on suppose aisément compliquées comme le suggère le titre « bridging the divide » et qui en outre annonce le projet du livre. Le premier chapitre tente de problématiser les choses et d’esquisser des pistes de réflexion pour connecter les deux mondes. Il est hors de mon propos dans mon billet de traiter de toutes les questions soulevées dans ce texte (mon inculture est grande en la matière). Les débats notamment sur les définitions académiques des disciplines hybrides ne seront pas évoqués ici. Cependant certaines assertions et questionnement de Baker peuvent titiller notre curiosité d’apprenti-historiens et se révéler fécond. Je ne me référerai pas exclusivement au texte de Baker d’autant que celui-ci est très allusif par endroit.
Tout d’abord, aborder l’histoire sous l’angle de la spatialité me semble un truisme. De même il me parait difficile d’aborder les questions relatives à la géographie sans recourir, à un premier niveau d’analyse, à des marqueurs temporels. A dire vrai l’espace et le temps ne sont en rien des objets d’études mais des dimensions constitutives des objets d’études[1]. Pourtant les subdivisions disciplinaires de géographie historique et d’histoire géographique (histoire spatiale ?) existent mais sont moins le résultat d’une division rationnelle des champs d’investigation que le fruit d’une évolution continu des deux disciplines. Baker nous rappelle que l’Histoire ainsi que la géographie, et cela de façon parallèle, ont profondément renouvelé leurs approches méthodologiques et élargi leur champ d’étude jusqu’à largement empiéter l’une sur l’autre. Pour autant doit-il y avoir conflit ? Quels sont leur spécificités et dans quelles mesures leurs relations peuvent être fécondes ?
Revenons à nos truismes de départ. Pour ce qui est de la géographie, tout évènement spatial résulte d’un état irrémédiablement daté du système que l’on étudie et à ce titre l’historicité du moindre phénomène spatial est donc intégrale et radicale. De même, toute étude historique accuse une dimension spatiale même si celle-ci est parfois (souvent ?) omise. Pourtant ce constat n’est pas toujours allé dans le sens d’une interdisciplinarité et il me parait intéressant d’en rappeler brièvement les grandes étapes au risque d’ennuyer le lecteur avec des banalités. Je me permettrai aussi de raccrocher de façon concrète certaines de mes réflexions au cadre même de mes recherches sur les processus de politisation en milieu urbain et dans un contexte colonial afin de dégager l’intérêt heuristique d’une approche spatiale[2].
L’Histoire-géographie est un vieux couple au sein de la culture scolaire française et fut l’instrument privilégié d’éducation politique et de construction d’une identité nationale (Qu’en était-il en Angleterre ? Je l’ignore). Si la géographie fut d’inspiration naturaliste à ses débuts, donc de conception assez « fixiste », dès la fin des années cinquante, l’attention se porte sur les effets de circulation, longtemps négligées[3]. Avant l’émergence de cette « nouvelle géographie », lorsque les géographes analysaient l’encadrement urbain de l’espace ils traitaient bien de réalités humaines mais le faisaient de telle manière qu’ils n’avaient pas besoin de parler des acteurs dont les décisions généraient les dispositions spatiales. Nous avions l’émergence d’une science sociale des comportements rationnels qui proposaient des interprétations environnementalistes souvent influencé par le déterminisme Darwinien (Friedritch Ratzel, Paul Vidal de la Blache). De nombreuses études géographiques souffraient de finalisme historique, la chronologie et l’histoire étant quasi synonyme. Il ne fait aucun doute pour beaucoup que Géography et histoire ont des perspectives différentes et des territoires intellectuels séparés (Mitchell 1954 p 10). Le terme « monde » désigne la surface de la terre pour les géographes alors qu’il s’agit de l’ensemble des sociétés pour l’historien.
L’apparition de la « nouvelle géographie » est contemporaine de l’histoire des annales dont il est utile de se souvenir que Marc Bloch et Lucien Febvre avaient à la base une formation de géographes[4]. Ce n’est qu’avec les annales, et notamment l’apport de Braudel sur les différentes temporalités, l’on sort finalement de la vision naïve du temps chronologique et dont l’intérêt pour la géographie (relié à la longue durée) est tel que Baker rappelle que l’histoire fut soupçonné d’annexer la géographie[5]. Ainsi l’homo geographicus échappe à une société vu comme alors rationnelle et rentre pleinement dans le champ de la culture. Ce deuxième point de jonction avec l’histoire est le suivant : les géographes appréhendent une réalité dynamique mue par les pratiques, attitudes savoir-faire, connaissances et croyances de l’homme. Les champs d’activités de l’homme (économie, social , politique ect.) sont des objets d’études aussi bien pour les géographes que pour les historiens. Baker insiste par ailleurs lourdement sur le parallèle qui peut être fait entre les effets de « modes » historiographique et géographiques. L’historien pas plus que le géographe n’échappe à l’air du temps. Il n’y a qu’à constater l’émergence aujourd’hui des gender studies et des subaltern studies (bien que ces dernières soient davantage confinées au monde anglo-saxon) pour souligner le parallélisme dans l’évolution des deux disciplines.
Nul besoin ici d’ennuyer le lecteur avec l’Histoire de l’Histoire et la rupture apportée par les annales que Baker identifie comme un « cross point »[6] important entre les deux disciplines. Rappelons juste que jusqu’alors les historiens avaient coutume de considérer le monde comme un simple décor, alors que l’acception post-moderne serait plus de considérer l’espace comme « une arène où les hommes s’affrontent » avec ce que cela suppose comme interactions[7]. En bref on ne peut plus concevoir la vie sociale hors de l’espace. Au fond, l’espace vu par les historiens n’est plus considéré comme une externalité de la société (un output) mais comme un véritable composant du système. Comme le note Michel Lussault, « l’espace est plus grand que la matière, les idéologies spatiales, les mythologies, les images et les imaginaires ainsi que tous les langages qui les formalisent et les diffusent, qui leur offrent leurs effets pragmatiques, font partie intégrante de la dimension spatiale de la société »[8]. A titre d’exemple, un angle d’attaque très intéressant sur la politisation des Ewondos de Yaoundé que j’étudie actuellement, repose beaucoup sur leur conception de la territorialité qui mettait en échec les tentatives de contrôle social des indigènes par l’administration coloniale et qui reposait pour l’essentiel sur un imaginaire précolonial (escapisme, nomadisme ) et le mythe fondateur de la traversée du Loum. Ainsi pour un historien, l’approche spatiale n’est pas une fin en soi mais plutôt un moyen privilégié de rendre compte d’une réalité sociale.
Pourtant et bien que Baker n’insiste point trop là-dessus, il nous faut constater à l’instar de M.Lussault que la géographie contemporaine fut et reste souvent sensible à la thématique de l’invariance qui se trouve inscrit d’une certaine façon dans son ADN. Des tendances tendraient à « déshistoriser » et « désociétaliser » les « lois propres de l’espace » que certains géographes cherchent à découvrir. D’autres comme Edward Soja postule que l’accélération du temps, l’instantanéité contemporaine neutralise en quelque sorte l’expérience de la temporalité ce qui revient à réévaluer à la hausse l’expérience de l’espace, les paysages urbains étant des collages emblématiques de la civilisation mondiale. La question qui se pose alors est aussi valable pour l’histoire : La géographie ou l’histoire peuvent-elles être des disciplines autonomes disposant de méthodologies qui leur sont propres et dans certains cas s’ignorer l’une l’autre ? Je serai tenté de répondre par la négative ; l’histoire devrait rejeter la neutralisation de l’espace et la géographie l’esquive de l’historicité. Mon étude en tous cas des réseaux sociaux porteurs d’une parole politique m’amène à le penser. Pour faire court, la dimension humaine, donc subjective, de la constitution de ces réseaux reste certes une donnée de base- difficile à appréhender du reste- mais la géographie des nœuds de rencontres, la fluidité de la circulation des idées et des hommes rendent compte de l’espace social dans lequel se meuvent les individus et dont l’historicité est attesté par les reconfigurations permanentes du network . Just food for thoughts….
Mais après tout le débat reste ouvert…
Christophe Ralite
[1] Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, [s. l.], Flammarion, 2001 Mais pas nécessaire de lire le pavé pour comprendre cette évidence.
[2] Je rappelle à mes lecteurs le sujet de mon mémoire: « Les processus de politisation à Yaoundé à travers les réseaux (1944-1962) » avec comme question subsidiaire « quelle circulation de la parole politique dans un contexte de lutte nationaliste ? ». Nous sommes bien dans une problématique de flux : hommes et idées. Chacun peut apprécier l’intérêt d’un approche spatiale dès qu’il s’agit d’étudier des réseaux.
[3] Je me réfère à l’article de Paul Claval, entrée « géographie » in Collectif, Dictionnaire des sciences humaines, [s. l.], Presses Universitaires de France - PUF, 2006, p. 497.
[4] Pour l’Histoire de l’Histoire lire Prost Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996.
[5] Voir les travaux de Braudel sur la méditerranée (1949)
[6] Antoine Prost Op. Cit..
[7] P. Claval Op.Cit.
[8] Collectif, Dictionnaire des sciences humaines, op. cit., p. 561.
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