Le bilan du séminaire « l’histoire
à l’ère du numérique » est pour ma part, disons-le d’emblée, très positif.
C’est toutefois un exercice difficile car il impose de sortir du bois. Aussi je
commencerai à répondre à la dernière question. Si les conditions d’exercice du
métier d’historien changent avec le temps, ce qui nous anime à la base reste
inchangé. Je ne pense pas que l’on puisse devenir historien tout à fait par
hasard. Faire des sciences humaines et « toucher de la matière
humaine » nous engage dans un temps
vécu (celui d’aujourd’hui) et un temps reconstruit (l’objet de nos recherches).
Il y a toujours interférence entre la nécessaire objectivité scientifique et
une subjectivité jamais complètement mise à l’écart. Je pense que l’on ne peut
être historien en 2012 comme nous l’étions en 1980 ou comme nous le serons en
2030. Aussi la question de savoir quel historien sommes nous est peut-être un
peu vaine. Difficile d’échapper à l’air du temps. L’essentiel il me semble, est
d’avoir une claire conscience de ce qui
nous anime dans notre projet de recherche. Par honnêteté certes mais aussi dans
l’objectif non de supprimer, mais de maitriser les fameux « biais »
qui rendent la neutralité de l’historien souvent illusoire et qui obstruent
parfois cette objectivité requise à tout
travail scientifique.
En ce qui me concerne je ne suis
pas venu à m’intéresser à l’histoire de l’Afrique par simple curiosité
intellectuelle. L’histoire de l’Afrique
est venue à moi à travers une série d’expériences marquantes et qui ont coïncidé
avec le désir de m’engager dans un cursus en sciences humaines et de me
repositionner professionnellement. Aussi j’assume pleinement la part de naïveté
dans ma démarche originelle qui était d’explorer une page obscure et occultée de notre
histoire. Cette vision que j’avais d’une histoire en quelque sorte
« pionnière » (pire « exotique ») est heureusement aujourd’hui
largement dépassée, l’historiographie actuelle du Cameroun l’atteste. Outre que
des pans entiers de cette histoire restent à explorer, il demeure toujours ce
frisson originel qui est de se frotter au terrain, d’enquêter, lire et faire le
deuil de ses certitudes. Fouiner dans une masse de documents jamais classés,
partir à moto en brousse sur des pistes boueuses, un enregistreur numérique
dans le sac, pour interviewer les derniers témoins d’une époque révolue a
quelque chose d’éminemment excitant. Mais « barouder » de la sorte
n’est jamais découplé avec la réflexion. Les interactions dont je me nourris en
Afrique sont autant de matériaux à exploiter que les froides données numériques
dont je peux me repaître devant l’ordinateur. Ce que qui me plait clairement
dans le travail d’historien est précisément de faire feu de tout bois afin de
construire mes arguments. Aussi histoire
qualitative ne s’oppose pas à histoire quantitative, les deux doivent se
compléter. Multiplier les approches est
le sel du métier: sociologie, géographie, économie, anthropologie etc… Le tout
étant d’articuler les choses avec cohérence et pertinence. Aussi l’étude des
réseaux au Cameroun colonial et ma quête
des témoins passent par … les réseaux d’aujourd’hui, les milieux
d’interconnaissance (famille, village, quartier, tribu, professions, réseaux
académiques, associatifs …) que je suis amené à fréquenter.
Aussi j’adhère pleinement à la
vision de Donald Schon qui décrit un processus dans l’action : "Dans
chaque cas, le praticien s'autorise l'expérience de la surprise, de la
perplexité ou de la confusion dans une situation qu'il estime incertaine ou
unique. Il réfléchit sur les phénomènes qui sont face à lui et sur sa
compréhension antérieure qui était implicitement présente dans son
comportement. Il mène une expérience qui sert à créer une nouvelle
compréhension de ces phénomènes et un changement dans la situation ... Il ne
sépare pas la fin et les moyens, mais il les définit de manière interactive à
mesure qu'il circonscrit une situation problématique. Il ne sépare pas
pensée et action... parce que son expérience est une sorte d'action, la mise en
œuvre est intégrée dans son enquête. " (The Reflective Practitioner,
London: Temple Smith 1983, 68-69.). Nous verrons plus loin à quel point j’y
souscris.
Cette expérience du terrain qui
inclue bien évidemment le côtoiement assidu et patient des différentes sources
écrites constitue donc une aventure autant humaine qu’intellectuelle. Mais pour
s’attaquer à la complexité des choses, une fois les matériaux premiers
rassemblés, je ne conçois pas le métier d’historien sans un minimum d’outils. Faut-il
continuer à ignorer le monde du numérique en 2013 comme un grand nombre de
nos professeurs et éminents chercheurs? Nulle critique dans ce constat, ne
sommes-nous pas tous à des degrés divers en déphasage avec l’évolution de la
société? En d’autres termes, s’il est encore possible de faire de la recherche
à l’ancienne avec ses cahiers raturés, des tonnes de livres amassés sur des bibliothèques
branlantes et des heures passées en archive crayon en main, les conditions d’exercice
de l’historien ont changé ou plus précisément se sont démultipliées. Je me suis
beaucoup plaint en L3 et M1 de cette absence d’outillage qui permet de progresser
sur le plan méthodologique. L’efficience en matière de recherche, qui requiert toujours
patience et apprentissage du doute, ne doit pas être nécessairement un gros
mot. Comment accepter aujourd’hui de perdre des heures en copiant méticuleusement
des références bibliographiques en notes infra-paginales alors que le logiciel
Zotéro permet de le faire en un clic ? Comment ne pas chercher à s’approprier
des outils comme Quantum GIS, gratuit et accessible, dès lors qu’on souhaite
intégrer une approche spatiale dans ses recherches ? Les nouvelles
technologies permettent aujourd’hui en matière de simple cartographie ou d’analyse
spatiale une autonomisation de l’historien impensable il y a encore 15 ans. Même
s’il reste souhaitable d’avoir l’expertise d’un géographe, pourquoi s’en priver ?
De plus, confronté aux archives de l’infini, à la numérisation croissante des
sources écrites, le développement d’outils spécifiques de recherche et d’analyse est devenu
nécessaire. Par exemple en matière d’analyse textuelle, des simples outils de « word
clouding » peuvent rendre bien des services et sont à la portée de tous.
En ce qui me concerne le plus
grand apport de ce séminaire est qu’il m’a permis de repenser complètement mes
méthodes de travail. En termes d’archivage, le système des PDF reste
incontournable pour classer par côte et alléger les lourds JPEGs. Mais comment alors
accéder rapidement à la bonne information dans cette masse de données (4500
pages d’archives numérisés et 40 h d’enregistrement à ce jour) ? Je ne
peux plus tout lire de façon linéaire tout en annotant de façon qualitative comme
à mes débuts. Je partais ainsi un peu dans tous les sens. Je préfère aujourd’hui
opter pour une méthode de lecture plus transversale, plus rapide donc, mais
avec dans les commentaires un système de tagging qui permet de retrouver
rapidement l’info par mots clés. Mais où exporter et comment classer les notes ?
Utiliser un classeur type One-note ne me parait plus pertinent.
Je me permets ici un détour. Un
des grands enseignements de ce séminaire est de nous faire prendre conscience que
les contraintes académiques nous obligent à restituer sous format papier, donc
de façon linéaire, un réalité construite qui elle ne l’est pas. L’exercice de
rédaction est bien sûr incontournable car toute construction intellectuelle se
doit d’être organisée, hiérarchisée et orientée, mais le monde du numérique
nous donne la possibilité à travers son hypertextualité, la pluralité de ses
médias de rompre avec cette linéarité et de proposer à la communauté
scientifique, ceux qui jugeront de la pertinence et de la qualité de nos
travaux, une façon inédite de faire de l’histoire laissant au lecteur la possibilité de s’orienter par lui-même. Un
certain nombre de ces expériences sur le net ont été présentées et critiquées
sur ce blog. Cela m’incite à poser la question des annexes en ligne qui
pourraient venir compléter mes
recherches. Ma réflexion est encore peu avancée dans ce domaine mais il est
évident que les approches spatiales développées y trouveront leur place ainsi
qu’un certain nombre de méta-sources (schémas, diagrammes, tableaux...)
présentées peut-être de façon interactive. Sons, images, textes, liens soigneusement
sélectionnés pourront évidemment y figurer. L’accessibilité par les pairs de ces travaux
devra être pensée en amont et en aval de la soutenance. Et quelle partie réserver
au grand public ? La connaissance scientifique doit-elle rester confinée dans
le microcosme académique ? Il s’agit de démêler les objectifs
contradictoires de visibilité, de partage, de collaboration mais aussi de
protection.
Revenons aux questions méthodologiques.
Il est nécessaire selon moi de trouver un bon système qui permet d’agréger les
notes et informations éparses et de les retrouver rapidement. Mais quand ces mêmes
notes sont intégrées à l’architecture même de notre réflexion en constante
évolution c’est encore mieux ! Pour moi, les logiciels de mind-mapping tel
que « the brain » constituent une révolution dans la manière de
penser l’histoire puisqu’en rompant avec toute linéarité, ils nous mettent face
à un véritable état des lieux de notre pensée en mouvement qui se trouve ainsi « cartographiée ».
Je renvoie à mes billets précédents sur la question. Tirer les fils et déplacer
le regard sont les maîtres mots de cette démarche innovante. Ainsi chaque fait
historique repéré, toute remarque qualitative peuvent être aisément reliés aux faisceaux
d’idées et concepts qui forment l’ensemble d’une réflexion. La linéarité, la « mise
en intrigue » se construit après coup avec plus de facilité car nous nous
trouvons en face de l’ensemble des fils rouges possibles. C’est du moins le
pari que je fais. Soyons honnête, ce n’est qu’avec le temps et l’expérimentation
que je serai en mesure d’apprécier l’intérêt
de cette démarche. Un certain nombre de limites apparaissent déjà dans la
mesure où ce logiciel a été conçu à la base pour des ingénieurs et des
directeurs de projets. L’aspect diachronique est en particulier à revoir, ce
qui le rend difficilement utilisable pour l’analyse propre des réseaux, des « places
mobiles » rattachées à l’approche configurationnelle de Norbert Elias. D’autres
outils sont à rechercher.
Cette possibilité de ne pas
séparer le fond de la forme est particulièrement séduisante dans cette approche.
L’objet de mes recherches, les réseaux, s’aborde ainsi par … les réseaux !
Sur le terrain, nous l’avons souligné, mais aussi devant l’écran avec « the
brain ». La boucle est bouclée !
Le moins que l’on puisse dire est
que ce séminaire aura été stimulant. J’en remercie M. Christian Henriot.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire