Commençons par
un simple constat. Ni moi ni mes formateurs n'avons été capables de trouver la
prestation filmée d'un historien concernant le concours MT180S. Si vous trouvez,
merci de m’envoyer le lien (il doit y en avoir…). Il est vrai que pour un
historien, c’est toujours une vraie gageure de traiter un sujet dont on ne
veut pas gommer la complexité tout en rendant le propos vivant et intelligible
pour un novice. Ceci expliquant peut-être cela et nonobstant certaines
réticences institutionnelles à mettre sur le devant de la scène des jeunes
chercheurs en sciences humaines, la très grande majorité des doctorants candidats
viennent des sciences dures et appliquées. MT180s, comme la plupart des formations
proposées sur SIGED, sont d’abord des formations destinées à rendre employables
et attractifs les doctorants. Nul mal à cela bien sûr. Mais sous sa forme de
mise en concurrence, un certain formatage opère dans MT180S, dixit certains de
mes formateurs. En ce qui me concerne toutefois, n’ayant pas un profil « employable »
- l’honnêteté me pousse à dire que ma candidature n’a pas été retenue -, MT180S
m’a permis de me confronter à un vrai défi de vulgarisation.
Poussé à
participer par ma directrice de thèse, j’ai décidé d’y aller à partir du moment
où j’ai eu une vraie inspiration autour d’un dilemme moral qui me permettait de
rendre intelligible et vivant des configurations sociales complexes. C’est une fiction
vraie, ce que font du reste tous les auteurs de romans historiques, les
romanciers témoins ou acteurs de l’histoire[1] et
les chercheurs qui tentent de vulgariser leur savoir dans la tradition de l’éducation
populaire[2]. Mon pitch est donc d’incarner à la première
personne un personnage fictif. Double intérêt : agréger des processus de
politisation contradictoires (ici un seul angle d’attaque :
l’ambivalence politique qui au cœur de mes recherches) et de théâtraliser, de
rendre vivant mon personnage avec un langage et des situations toutes vécues
par mes témoins. Dans un deuxième temps, je reprends ma posture d’historien
pour présenter mon travail, conclure sur ma problématique et ouvrir d’autres
horizons (le fantôme d’évènements sociaux actuels, de couleur jaune, plane).
Cela a demandé
un vrai travail d’écriture car tout est calibré. Le moindre mot compte. Je
vous livre la transcription finale et la vidéo. Mais j’ai trouvé utile d’éclairer
tout le processus de création en livrant différentes versions sur les onze
écrites. Evidemment, il a été essentiel de confronter mon texte (et ma
prestation théâtrale, parfois médiocre) à mes proches pour en évaluer l’impact.
Chacun a apporté sa pierre à l’édifice : les férus d’histoire et les
autres, les diplômés et les moins diplômés, ceux qui me connaissent bien ou de
simples connaissances. Le travail avec de jeunes chercheurs au sein d’ateliers de
théâtre a aussi été instructif. D’emblée, comme souvent pour ce genre d’atelier,
je me suis senti très à mon aise. Avancé dans mon travail d’écriture je savais
aussi, en tant qu’enseignant, me projeter vers le public et capter l’attention.
Toutefois, j’ai pu mesurer l’extraordinaire
capacité de progression des « jeunes » doctorants dans ce domaine et me
rendre compte de certains blocages : tenir un micro (ce qui m’empêche d’utiliser
les deux mains comme j’ai l’habitude de le faire) et la possible perte de mes
moyens quand je ne me sens pas totalement « porté » par mon discours.
Voici donc les transcriptions. Il va sans dire que
tout commentaire critique est le bienvenu.
[1] Je pense, dans mon champ d’études, aux romanciers
africains Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Alain Mabanckou
[2] J’ai assisté dernièrement à une conférence gesticulée
de Gérard Noiriel sur l’histoire des migrations qui m’a ouvert des portes.
Version finale
Je suis
Barthelemy Atangana. Je suis né au Cameroun, territoire sous
tutelle de l’ONU et administré par la France. En mai 1955, j’ai
participé à des émeutes au côté de l’Union des populations du
Cameroun. L’UPC! Le seul parti africain francophone à vouloir l’indépendance
immédiate. J’ai échappé à la répression mais aujourd’hui certains de mes
proches catholiques me renient. Moi un catéchiste !
Mais qu’est-ce qui m’a fait basculer ? Qu’est-ce qui pousse un Camerounais
comme moi à se politiser, à militer pour l’UPC ? Ou contre ?
Ou mieux: les deux à la fois?
Comprenez.
Dans ma famille, on prétend que les upécistes sont des diables
à queue fourchue. Les Français nous martèlent que l'UPC est
communiste. Mon oncle m’a ainsi convaincu d’adhérer à un parti politique
pro-français qui pourrait m’attribuer une bourse d’études pour Paris.
D'un autre
côté, après les cours, un copain de lycée upéciste m’emmène en cachette aux
réunions de l’UPC. On se sent tous bridé par nos professeurs
français. Et on est tous fascinés par l’audace et l’éloquence de
ceux qui défient debout le colonialiste. On nous explique que le
Cameroun n’est juridiquement pas une colonie. Mais, il est géré comme
une colonie.
Faut vous
dire. J’étais pas là parce que j’étais upéciste. J’étais upéciste parce
qu’on était là ensemble ! Et demain je vais me confesser à
l’église.
Quelle
honte… Juste avant les émeutes, mon ami Célestin a été correctement
dosé par la police, à cause d’un curé français qui a trahi le secret
de la confession. Hé c’est comment ? Demain, je milite pour
l’indépendance…. En cachette bien sûr et sans renoncer
à ma bourse d’études et à ma foi catholique.
Tous les dimanches, je me rends d’ailleurs à la cathédrale où
j’écoute les prêches et diatribes anticommunistes de Mgr
Graffin. Ensuite, je me rends à la chapelle de mon
quartier et je traduis tout ça dans ma langue … à
ma façon. Pour moi l’indépendance c’est … c’est Dieu
!
Oui, bien
sûr, Barthelemy est un personnage fictif. Mais tous les facteurs
de politisation qui le tiraillent sont réels et proviennent de
l’exploitation d’une vaste base de données, inédite pour l’Afrique
francophone. L’ambivalence politique est au cœur de mes
recherches. Ma méthode est de croiser les regards en agrégeant des
sources variées, orales et écrites, afin de prendre en compte tous les
aspects de la vie sociale des individus.
En fin de compte, le mot
d’ordre « indépendance » agissait comme une formule
puissamment évocatrice. Un nouvel imaginaire émancipateur qui
mêlait le politique au religieux. Mais en même temps, les
Camerounais étaient enserrés dans la société coloniale et cherchaient à
en tirer profit, tout en voulant l’abattre. C’est pour cela que
les comportements politiques sont contradictoires. Et cette
problématique dépasse largement le cas camerounais, non ?
Version 1
Plantons le décor. Yaoundé 1955. L’Union des
populations du Cameroun l’UPC vient d’être interdite suite à des émeutes. Les esprits s’échauffent après la terrible
répression qui s’est abattue. Certains upécistes ont pris le maquis. D’autres
se sont exilés au Cameroun britannique. Prémisses d’une longue guerre
complètement occultée par la France. Qu’est-ce qui pousse un Camerounais à se
politiser, militer pour le mouvement nationaliste ? Ou contre ? Ou
mieux: faire les deux à la fois?
Je vais
illustrer cette ambivalence politique à travers un personnage.
Je m’appelle Barthelemy Atangana, un Ewondo de 22 ans.
Mon père est un ancien catéchiste qui prétend que les upécistes sont des
diables à queue fourchue.
Mon oncle est chef de groupement. Enfin
« chef » si l’on veut, chez nous les Béti, chaque chef de maison
est un chef. C’est un anti-upéciste. Il m’a convaincu d’adhérer au BDC parti
dirigé par le bon Docteur Aujoulat. Il
pourrait m’attribuer une bourse d’études pour Paris. Oui, j’étudie au Lycée
Leclerc. Mais je me sens bridé par mes professeurs français qui font preuve –
au mieux- de condescendance à notre
égard.
Ah faut vous dire : en cachette, mon oncle tolère
les réunions des comités de base dans son quartier. Il faut dire que l’UPC est
populaire et il ne veut pas d’histoire.
Beaucoup de mes copains de lycée sont upécistes qu’ils
soient bassa Bamiléké, boulou Ewondo.
Parfois on sèche les cours pour assister en cachette à une réunion de la
JDC. On est tous fascinés par l’audace et l’éloquence de ceux qui défient le colonialiste
avec des arguments forts. Il faut dire
que l’UPC est le seul parti de masse en Afrique qui ne se contente pas de se
débarrasser du colonialisme. Il réclame l’indépendance immédiate et la
réunification des deux Cameroun. Après
tout, le Cameroun est un pays sous mandat international, pas une colonie.
Hier, mon ami Célestin a été arrêté et tabassé à cause
d’un curé qui a trahi le secret de la confession. Demain, c’est décidé j’adhère
à l’UPC le parti de Satan…. mais sans renoncer à ma carte du BDC et à ma foi
catholique. Tous les dimanches je me rends à la messe de Mvolyé où j’écoute les
prêches et les diatribes anticommunistes de Mgr Graffin. Ensuite, je me rends à la chapelle de mon
quartier et je traduis tout ça dans ma langue … à ma façon. Pour moi
l’indépendance c’est …. !
Oui, oui je sais, Barthelemy est un personnage fictif.
Vous l’avez compris ce n’est pas moi. Je
ne suis pas … je n’ai pas 22 ans ! Mais tous les facteurs de politisation
qui le tiraille ont été mis en exergue grâce à l’exploitation d’une base de
données, qui permet de croiser les regards en agrégeant des sources
variées. Les 5000 individus et 650
collectifs recensés interagissent, A travers différentes parcours et intrigues,
j’ai pu schématiser les processus de politisation. Un comportement politique n’est jamais un
simple décalque de convictions. Il est à l’intersection d’une situation
déclencheur, d’un répertoire d’habitudes,
d’un contexte historique, et d’un imaginaire politico-religieux qui
frictionne avec toutes les logiques de promotion sociale qu’offre ou interdit
la société coloniale. Les individus qui se politisent craignent rarement la
contradiction et ça ça dépasse largement le cas camerounais.
Version 2
[...]
Oui, bien sûr, Barthelemy est un personnage fictif.
Mais tous les facteurs de politisation qui le tiraille découlent de l’exploitation
d’une base de données inédite pour l’Afrique francophone. Elle permet de
croiser les regards en agrégeant des sources variées et de mettre en exergue
différents parcours et intrigues. 5000 individus et 650 collectifs y sont
recensés. Les comportement politique ne sont jamais un simple décalque de
convictions car les individus doivent être considérés dans toutes leurs
dimensions. Ils sont à l’intersection d’une situation déclencheur, les
relations interpersonnelles, d’un
contexte historique, le contentieux colonial, et d’un imaginaire
politico-religieux qui frictionne avec toutes les logiques de promotion sociale,
qu’offre ou interdit la société coloniale. C’est pour ça que la décolonisation
des esprits a été si problématique. Les processus de politisation sont souvent
contradictoires et ça, ça dépasse largement le cas camerounais.
Version 5
[...]
De cette complexité des parcours politiques
on retient d’abord qu' on ne se politise jamais tout seul. Un de mes témoins
résume : « On n’était pas là parce qu’on était upéciste, on était upéciste
parce qu’on était là, ensemble ». Dans ce contexte historique, la
politisation procède bien sûr d’un sens partagé des profondes injustices
coloniales - et de la répression - mais aussi d’un nouvel imaginaire
politico-religieux émancipateur qui peut s’opposer avec toutes les logiques
d'insertion sociale, qu’offre ou interdit la société coloniale, celle-là même
qu’on veut abattre. C’est pour cela que les comportements politiques sont
contradictoires et ça, ça peut éclairer bien de mouvements sociaux
contemporains.
Version 8
Je suis Barthelemy Atangana. Je suis né à
Yaoundé au Cameroun, un ancien protectorat allemand aujourd’hui sous
tutelle de l’ONU. Le territoire, coupé en deux, est administré par la France et
l’Angleterre. En mai 1955, y a eu des émeutes. J’y ai participé
au coté de l’UPC. L’Union des populations du Cameroun ! Le seul
parti africain francophone à vouloir l’indépendance immédiate. J’ai
échappé à la répression mais aujourd’hui certains de mes proches me renient.
Hé c’est comment ? Moi un catéchiste ! Mais qu’est-ce qui m’a
fait basculé ? Qu’est-ce qui pousse un Camerounais à se politiser,
à militer pour l’UPC ? Ou contre ? Ou mieux: les deux à la
fois? Rien n’est simple…
Mon oncle est chef de quartier. Dans ma famille
catholique, on prospère avec le cacao et on prétend que les upécistes
sont des diables à queue fourchu. Il m’a convaincu d’adhérer à un parti
africain, le BDC, dirigé par un ministre français. Le bon
Docteur Aujoulat pourrait m’attribuer une bourse d’études pour Paris.
Attention ! En cachette, mon oncle tolère les réunions de
l’UPC dans son quartier alors qu’il est censé servir l’administration
coloniale. Les mots d’ordre de l’UPC sont populaires et il ne veut pas
d’histoires.
Beaucoup de mes copains de lycée sont
upécistes. On se sent tous bridé par nos professeurs français. Parfois,
on sèche les cours pour assister en cachette à une réunion de l’UPC. On est
tous fasciné par l’audace et l’éloquence de ceux qui défient debout
le colonialiste. Après tout, le Cameroun n’est juridiquement pas une
colonie. Mais, il est géré comme une colonie, avec brutalité.
Avant les émeutes, mon ami Célestin a été arrêté et correctement
dosé par la police, à cause d’un curé français qui a trahi le secret
de la confession. Hé c’est comment ? Demain, je milite pour
l’indépendance…. En cachette bien sûr et sans renoncer à ma carte du BDC et
à ma foi catholique. Tous les dimanches, je me rends d’ailleurs à la cathédrale
où j’écoute les prêches et diatribes anticommunistes de Mgr Graffin.
Ensuite, je me rends à la chapelle de mon quartier et je traduis tout ça dans
ma langue … à ma façon. Pour moi l’indépendance c’est … c’est
Dieu !
Oui, bien sûr, Barthelemy est un personnage fictif.
Mais tous les facteurs de politisation qui le tiraillent sont
réels. Ils proviennent de l’exploitation d’une base de données inédite
pour l’Afrique francophone. 5000 individus et 650 collectifs y sont recensés. L’ambivalence
politique est au cœur de mon travail. Ma méthode est de croiser les
regards en agrégeant des sources variées, orales et écrites. Afin de
prendre en compte de tous les aspects de la vie sociale des
individus et de voir comment ça interagit dans un contexte de
décolonisation.
D’abord, il y avait un sens partagé des profondes
injustices coloniales. Y compris chez ceux qui combattaient l’UPC ! Et
pendant la période de guerre contre-insurrectionnelle menée par la France, soit
on se radicalisait, en s’exilant ou en prenant le maquis, soit on
faisait profil bas en cachant ses activités, soit on se ralliait au
pouvoir en place pour bénéficier de privilèges.
Ensuite, on ne se politise jamais tout seul. Un de mes
témoins résume : « On était pas là parce qu’on était upéciste, on
était upéciste parce qu’on était là, ensemble ».
En fin de compte, le mot d’ordre « indépendance »
agissait comme une formule puissamment évocatrice. Il révèle un
nouvel imaginaire émancipateur qui mêlait le politique au religieux.
Mais les individus cherchaient aussi à profiter comme ils pouvaient de
la société coloniale. Celle-là même qu’on veut abattre. C’est pour cela que les
comportements politiques sont contradictoires. Et ça, ça dépasse
largement le cadre camerounais et peut éclairer bien des mouvements sociaux
contemporains.